Quand Moog est arrivé au Royaume-Uni

Été 1969, le téléphone de Mike Vickers sonne. George Martin est au bout du fil. Les deux hommes se connaissent bien, ils ont l’habitude de travailler ensemble. George est producteur, et Mike, arrangeur. Sauf que ce jour-là, la proposition de George sort de l’ordinaire. Les Beatles souhaitent utiliser un Moog sur plusieurs morceaux de leur nouvel album (celui qui sortira un peu plus tard sous le nom d'Abbey Road) et George souhaite savoir si Mike serait d’accord pour les rejoindre en studio.

George sait que Mike est l'une des rares personnes de Grande-Bretagne à posséder un énorme synthétiseur modulaire Moog, un modèle dont on dit parfois en plaisantant qu'il ressemble à standard téléphonique à l'ancienne, avec ses connexions jack et ses câbles. George suggère à Mike de facturer 30 £ la demie-journée de travail (consistant à créer des sons de synthétiseur pour le groupe le plus célèbre du monde).

La carrière de musicien de Mike avait pris un tournant décisif six ans auparavant au sein du groupe Manfred Mann, où il jouait principalement de la guitare (bien qu'il maîtrisait également le saxophone et la flûte). Malgré le succès, il quitte le groupe à la fin de l'année 1965 après qu'un producteur de cinéma ait entendu son single solo, « On The Brink », et lui ait proposé de composer une musique de film. C'était exactement le genre de projet dans lequel il souhaitait s'engager.

Robert Moog lors d’une démonstration à Londres en 1970.

« J'aurais peut-être pu le faire sans quitter le groupe », m’a dit Mike, « mais nous travaillions tout le temps, et j'étais tellement excité à l'idée de faire une musique de film. D’ailleurs, ils m'ont proposé un autre projet peu de temps après. J’étais sûr d’avoir fait bon choix. Et un an environ après mon départ, je croulais sous les demandes ».

Mike devient un arrangeur de premier choix pour les disques pop britanniques, travaillant régulièrement aux côtés de producteurs et de professionnels de la musique pour des artistes tels que Cilla Black, Cliff Richard et Engelbert Humperdinck. En 1967, il arrange et dirige l'orchestre accompagnant les Beatles sur « All You Need Is Love » dans le cadre de la diffusion mondiale par satellite « Our World ».

Alors qu’il travaillait à l’époque pour plusieurs studios londoniens, il entend parler d'un « professeur fou du nom de Moog et d’un instrument appelé synthétiseur ». Mike avait déjà des idées sur l'utilisation de sons électroniques dans la musique pop. Il s'était construit un oscillateur à partir d'un Heathkit et s’en était servi sur son single solo sorti en 1967, « Captain Scarlet And The Mysterons », et un peu plus tard sur un morceau de l'album de Paul Jones, « The Committee ». Un synthétiseur Moog équipé de VCO semblait être la prochaine étape logique. Une étape importante, courageuse et coûteuse.

Switched-On Bach de Wendy Carlos

En 1968, l'année où le succès de l'album Switched On Bach de Wendy Carlos attire l'attention du public sur les créations de Robert Moog, Mike commande un Moog IIIc. Il emprunte une somme faramineuse (environ 3 500 £, environ 8 000 euros à l’époque) pour acheter le synthétiseur modulaire. Il passe ses semaines à lire et relire les trois pages du livret d’informations du Moog qui lui avaient été donné en attendant la livraison de l’instrument.

« Il y avait un paragraphe pour chacun des différents modules, très peu d'informations. Mais je l'ai lu tous les soirs dans mon lit, pour essayer de mémoriser les différentes fonctions. Et j'ai été très surpris quand j'ai lu que c'était monophonique, qu'on ne pouvait jouer qu'une note à la fois. Mais j'ai fini par comprendre pourquoi c'était le cas. J’étais très impatient de le recevoir. »

Les paquets ont fini par arriver. Le IIIc était livré en plusieurs parties. « Il y avait un clavier, le truc du Ribbon Controller, et deux châssis en bois. Le châssis principal s'inclinait légèrement vers l'arrière - on mettait le clavier et le ruban devant - puis le deuxième châssis était posé sur le premier. »

Le IIIc était livré comme un modèle standard avec au moins un VCO, une source de bruit blanc, une banque de filtres fixe, un passe-bas VCF, un passe-haut VCF, un coupleur de filtres, une unité de réverbération, un enveloppe follower et un mélangeur à quatre canaux - plus neuf oscillateurs, trois contrôleurs d'oscillateurs, trois VCA, trois générateurs d'enveloppe et plusieurs panneaux de console, ainsi qu'une grande pile de cordons de raccordement et de cordons de déclenchement équipés d’interrupteurs.

« Un peu plus tard, dit Mike, j'ai ajouté un double séquenceur posé par-dessus tout ça. Bref, j’ai commencé à tout installer, et un premier problème est apparu : le Moog américain fonctionnait en 110 V. Il fallait donc que quelqu'un me trouve un transformateur. Une fois que j’ai pu le brancher, j'ai commencé à m'en servir pour expérimenter des trucs, et je n’ai jamais arrêté », ajoute-t-il en riant. Et ce sera toujours le cas », ajoute-t-il en riant. J’ai tellement appris grâce à lui. C’est vraiment incroyable. »

Moog IIIp.

Il faisait partie d’un groupe privilégié. L'université de Manchester a peut-être été la première à posséder un système modulaire Moog au Royaume-Uni. Le leur avait été expédié en août 1968, juste avant que la commande des Rolling Stones ne quitte l'usine de Moog à Trumansburg, New York. Le IIIp de George Harrison a été expédié en janvier 1969, et George a presque immédiatement enregistré son album Electronic Sounds avec, assisté par Paul Beaver et Bernie Krause. C’est grâce à ces deux musiciens que les rockers américains avaient été les premiers à être au courant des possibilités du Moog lorsque ces derniers en avaient fait la démonstration au festival de Monterey en 1967.

Mike Vickers est devenu un des rares professionnels issus des studios londoniens à savoir travailler et jouer sur un Moog. Cela lui a permis de développer une activité secondaire en proposant le synthé à la location ou, plus souvent, le synthé et lui-même. Plus tard, il a aidé Keith Emerson à entrer dans le monde des synthés VCO. Il a utilisé son IIIc pour des projets à la télévision et au cinéma, ainsi que pour des projets solo, notamment sur ses albums KPM, A Moog For All Reasons (1972) et A Moog For More Reasons (1975).

Mais c'est bien le IIIp de George Harrison que les Beatles utilisaient à Abbey Road quand Mike est arrivé en août 1969. Ils jouaient « Because » quand je suis entré dans la régie, se souvient-il, « et ça sonnait tellement bien ». Je n'arrivais pas à y croire. Ils étaient si calmes et détendus. Bon sang ! J'ai trouvé leur façon de travailler incroyable. Personne ne semblait dire quoi que ce soit, mais c’était extraordinaire. »

Les Beatles avec le Moog. Mike Vickers est second en partant de la gauche.

Ils se sont installés dans une petite pièce à l'extérieur du Studio 3 où le Moog avait été installé. « Ils m'ont vaguement dit ce qu'ils recherchaient, quelque chose qui produisait un tintement, du cor, des cuivres, et je me suis mis au travail. Paul jouait du clavier, John jouait du clavier, George jouait du clavier - donc je montais les sons et ensuite ils jouaient leur rôle. Ils semblaient tous savoir exactement ce qu'ils voulaient faire au clavier, ça n’a pas duré longtemps. On est resté trois heures environ. »

Mike les a aidés à obtenir les sons qu'ils voulaient. Pour « Because », il a fait appel à des sons cuivrés et à une mélodie bancale, « Maxwell's Silver Hammer » a bénéficié de parties plus cuivrées ainsi que de quelques aigus tremblants et de morceaux brillants. Pour « I Want You (She's So Heavy) », Mike leur a montré comment produire du bruit à partir de la banque de filtres fixes du Moog, et pour « Here Comes The Sun », il les a aidés à obtenir des sons plus cuivrés pour le refrain « sun sun sun ».

« J’ai du mal à me rappeler précisément 50 ans après », dit Mike en souriant. « Mais le son cuivré devait venir de plusieurs oscillateurs réglés en dents de scie, à travers un filtre avec contrôle de l'enveloppe pour l'attaque cuivrée. Le truc mélodique aigu devait plutôt être une onde triangulaire, ou peut-être une dent de scie fortement filtrée, avec des oscillations appliquées avec un vibrato ou un trémolo provenant d'un LFO, peut-être. »

Pour « I Want You » et le bruit de la banque de filtres fixes du synthétiseur, Mike se souvient avoir introduit un bruit blanc à une extrémité. « Il y avait environ 16 bandes de fréquences, chacune d'entre elles pouvant être activée à volonté, seule ou combinée avec d'autres. C'est ce que faisait George Harrison. J’avais tout réglé, mais il a modifié mon installation pour augmenter le bruit blanc.

« Plutôt que de jouer du clavier, il jouait avec le filtre et il était doué pour ça. C'était un peu chaotique, mais c'est comme ça qu'on a fait. J'avais créé un tableau sur lequel je notais les cordons de raccordement et les réglages des boutons pour chaque morceau. La vie avant la mémoire vive était très dure ! »

Mike Vickers avec son Moog.

Quelques jours après la sortie d'Abbey Road en 1969, Mike est apparu dans une émission scientifique populaire de la BBC, « Tomorrow's World », accompagné de son IIIc et d’un magnéto quatre pistes.  L’émission s’ouvrait sur son interprétation multipistes de « Greensleeves ». La voix off avait préalablement indiqué aux téléspectateurs que tous les sons électroniques qu'ils entendaient étaient produits par un seul homme, Michael Vickers, grâce à un seul instrument de musique.

« C'est ce qu'on appelle un synthétiseur Moog. Grâce à lui, ce qui prendrait normalement à des experts en radiophonie des jours de travail et de multiples réenregistrements à réaliser sur des appareils compliqués, peut-être obtenu en quelques minutes. »

« Pour être honnête avec vous, je n’étais pas emballé par la présentation », se souvient Mike. L'idée d'utiliser un nouvel instrument innovant pour faire de la musique traditionnelle, comme « Greensleeves », me semble aujourd’hui complètement stupide. J'aurais pu faire quelque chose de spatial et bruyant, ça aurait été beaucoup plus intéressant.

« Grâce à mon Moog, j'ai appris à expérimenter et à empiler les sons les uns sur les autres. Plutôt que d'essayer de prédéterminer le son dans ma tête, je me contentais très souvent d’observer ce qui se passait. Cela me convenait beaucoup mieux. J’étais comme dans un état second, sous l’emprise de l’instrument. »


À propos de l'auteur : Tony Bacon écrit sur les instruments de musique, les musiciens et la musique. Il est co-fondateur de Backbeat UK et de Jawbone Press. Ses livres comprennent Fuzz & Feedback, London Live et The Ultimate Guitar Book. Tony vit à Bristol, en Angleterre. Plus d'informations sur tonybacon.co.uk.

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