L’apparition du magnétophone à bandes à la fin des années 40 a permit le développement d’un tout nouveau langage musical, et dès le milieu des années 50, on pouvait trouver des studios d’enregistrement de musique électronique utilisant des magnétos en France, aux Etats-Unis, ou en Allemagne. Cependant, en Grande-Bretagne, seul un petit groupe de personnes commençait à s’y intéresser, dont Daphne Oram et Desmond Briscoe, tous deux membres de l’équipe de la BBC. En 1957, alors qu'ils travaillaient tous les deux en dehors de leurs heures de bureau pour créer des bandes-sons de musique électronique pour les premières émissions de la BBC, ils parvenaient à faire pression sur la société pour qu’elle crée son propre studio de musique électronique.
Quand l’Atelier Radiophonique de la BBC ouvrit ses portes le 1er avril 1958 au sein du studio de Maida Vale dans l’ouest de Londres, la société eut le sentiment d’avoir cédé au caprice de quelques employés fanatiques. Dick Milles, le plus vieux membre de l’équipe de l’atelier m’a raconté la réaction de la BBC à sa création : « Pourquoi ne pas leur trouver un endroit éloigné d'ici pour qu’ils fassent leurs trucs de leurs côtés ? »
L’Atelier était équipé de magnétos à bandes, de platines vinyles, d’oscillateurs, et de tous les appareils utiles à la création de musique électronique pendant les années 50. Cependant, tous ces appareils avaient été achetés d’occasion et, par conséquent, la majorité étaient déjà obsolètes ou en mauvais état de fonctionnement. La table de mixage, par exemple, datait de l’avant-guerre et avait déjà servi au Royal Albert Hall.
Malgré des débuts aussi mal engagés, l’Atelier eut un impact rapide sur l’audience qui commença à écouter de la musique électronique pure. Pour le Sound-Design de sa série télévisée Quatermass And The Pit (1958-1959) diffusée sur la BBC, le scénariste Nigel Kneale souhaitait « des vibrations électroniques avec des bruits occultes ». Briscoe, assisté de Mills, les a interprétées avec des larsens enregistrés à l'envers, des percussions noyées d'écho et des bruits d'amplis débranchés. Le dernier épisode a été regardé par un cinquième de la population britannique.
Oram est partie au bout d’un an, mais d’autres la remplacèrent, notamment Delia Derbyshire et Brian Hodgson. Derbyshire, assistée de Mills, fut chargée de réaliser le thème du compositeur Ron Grainer pour une nouvelle série télévisée de science-fiction pour enfants. Pour seules instructions, Grainer lui fournit une feuille de papier avec une ligne de basse, une mélodie et des instructions pour créer des atmosphères, telles que « bulle de vent » et « nuage ».
C’est en partant de là que, au mois d'août 1963, Derbyshire, toujours assistée de Mills, créa en deux semaines un des morceaux de musique électronique britannique les plus emblématiques. Le thème musical de The Doctor Who a été entendu pour la première fois le 21 novembre 1963 à 17 h 15 et a perduré jusqu’en 1980 (en subissant plusieurs nouvelles versions). Pendant ce temps, Hodgson avait créé le son tout aussi fameux de la dématérialisation du TARDIS en se servant d’un enregistrement où il gratte la corde d’un piano avec une clé.
Durant les années 60, la musique électronique est passée de la composition sur bande magnétique à l'ère des synthétiseurs pilotés par des oscillateurs commandés en tension. Les compositeurs de l'Atelier, dirigés par Briscoe, ont commencé à s’y intéresser et ont même failli acheter un Moog en 1969. Cela n'a malheureusement pas abouti pour des raisons financières, bureaucratiques et peut-être aussi à cause des réticences de Briscoe lui-même. L'atelier s'est alors tourné vers l’Electronic Music Studios (EMS)
Fondé en 1969 par Peter Zinovieff, Tristram Cary et David Cockerell, l’EMS avait des connaissances en commun avec l'Atelier. En 1966, Zinovieff avait déjà créé l’ Unit Delta Plus avec Derbyshire et Hodgson. Le trio faisait de la musique électronique dans un studio situé dans le jardin de la maison de Zinovieff à Putney, au sud-ouest de Londres. Cary pratiquait bien avant que l’Atelier n’ait été formé et avait très certainement créé le premier studio de musique électronique d’Angleterre. Bien qu’il n’ait jamais été membre de l’Atelier, il s’y rendait souvent et travaillait régulièrement sur Doctor Who.
L’EMS, basé au domicile de Zinovieff à Putney, a notamment produit le VCS3 commandé par un joystick en 1969, et vendu à l’époque à un prix inférieur à celui du Minimoog. L'atelier a acheté plusieurs VCS3 et plus tard un Synthi 100, un énorme système modulaire connu sous le nom de Delaware. L’arrivée de ces nouvelles technologies a entraîné un remaniement au sein de l’équipe. Hodgson et Derbyshire sont partis quelques années après l’arrivée des synthés. Derbyshire était avant tout une compositrice sur bandes et n'a jamais pleinement adopté les synthés. Hodgson l'a fait, mais il a décidé - pendant un moment - d'aller voir ailleurs.
C'est donc une nouvelle génération, comprenant Paddy Kingsland, Roger Limb et Peter Howell, qui a repris les synthés en main. Les synthés étaient certes des outils de composition et d’enregistrement plus rapides que les bandes, mais ils avaient eux aussi leurs bizarreries. Le Delaware était si sensible aux températures qu'il avait tendance à se désaccorder à l'ouverture de la porte du studio. Malgré tout, il fut largement utilisé, y compris par Kingsland sur la bande originale (récemment rééditée) de la série télévisée pour enfants The Changes (1975) et pour des effets sur la série radiophonique originale de The Hitch-Hikers Guide To The Galaxy (1978).
Briscoe est parti à la retraite en 1977, et a été remplacé en tant que gérant de l’Atelier par Hogson. Après cinq années d’absence, Hogson était de retour et avait, durant toutes ces années, connu du succès en produisant et commercialisant de la musique électronique. À son retour, l’Atelier avait bien changé et était équipé de matériels haut de gamme, mais conservait malgré tout un aspect vieillot. Hodgson était conscient que le développement des synthés était en train de s'accélérer. Le Delaware, autrefois futuriste, était l’équivalent d’un dinosaure à la fin des années 70. Il réorganisa méthodiquement l'Atelier et, au milieu des années 80, il équipa ses compositeurs travaillant en studio avec des Yamaha DX7, un Fairlight et des Mac de chez Apple.
Les conservateurs ont grogné, mais Howell a déclaré à Sound On Sound en 2008 : « Le fait que nous étions considérés comme des traîtres pour avoir utilisé du matériel moderne et des ordinateurs est toujours présent dans notre esprit ! Certaines personnes pensent encore que l'atelier originel aurait dû rester tel quel. Mais ... pourquoi devrais-je passer trois semaines à découper des morceaux de bandes magnétiques pour obtenir exactement le même résultat avec un ordinateur ? Nous avons dû rattraper le temps perdu. »
La musique produite par Elizabeth Parker pour The Living Planet (1984) de David Attenborough et utilisant largement le PPG Wave 2.2, est une production phare de cette époque.
Alors que le coût du matériel de musique électronique diminuait de manière inversement proportionnelle à sa disponibilité, une nouvelle génération d’indépendants créa des home-studios d’une sophistication autrefois inimaginable. La musique électronique n'était plus l'apanage des grands studios professionnels.
John Birt, qui fut nommé directeur général de la BBC en 1992, mit en place des mesures visant à faire en sorte que la société fonctionne davantage comme une entreprise commerciale. La BBC de Birt évalua les départements en fonction de leur efficacité économique et l'Atelier ne put rivaliser financièrement avec les compositeurs indépendants. Cependant, il pouvait continuer à être utilisé pour des projets artistiques phares tels que la série télévisée Full Circle de Michael Palin (1997). Mais son influence diminuait. À l'apogée des années 70, il y avait plus de 300 commissions par an. En 1997, il n'y en avait plus que huit.
Hodgson est parti en 1995. L’année suivante, il fut remplacé par le compositeur Mark Ayres qui avait notamment travaillé sur Doctor Who à la fin des années 1980. Il m’a dit : « Il y avait là-bas trois salles d'archives de bandes magnétiques classées sommairement et la BBC voulait s’en débarrasser. Peter Howell, Paddy Kingsland, et Brian Hodgson m’ont appelé successivement, en me demandant si j’acceptais de prendre en charge l’archivage et la conservation de ses bandes, car ils avaient trouvé en Colin Duff une oreille amicale au sein de la BBC Radio Production Resources ».
Les bandes magnétiques archivées et étiquetées par Ayres ont été déplacées de Maida Vale aux archives de la BBC le 1er avril 1998, quarante après la création de l’atelier. Ayres a dit : « A la fin, il ne restait plus que Peter Howell et Elizabeth Parker pour travailler sur Full Circle. Pete avait son propre studio et a fini sa carrière là-bas. Liz était là seule à être restée à Maida Vale. Elle avait été licenciée avant la fin des programmes et a fini en tant que freelance, louant son studio à la BBC jusqu’à ce que tout soit terminé.
L’Atelier venait à peine de fermer ses portes que les éloges tombèrent. Des CD furent commercialisés et des articles furent publiés, contribuant à développer une sorte de culte autour de l’Atelier et de Derbyshire et Oram en particulier. Un documentaire télévisé, The Alchemists Of Sound (2003), mettant en vedette des anciens de l’Atelier qui se remémoraient leurs jours de gloire fut diffusé.
En mai 2009, l’Atelier a été de nouveau réuni. Ayres a rassemblé Limb, Kingsland, Howell et le vénérable Mills pour un concert à The Roundhouse, dans le nord-ouest de Londres. Présenté comme l'atelier radiophonique, le quintette, soutenu par une section de cuivres et un batteur, a interprété des arrangements de spectacles de la BBC, notamment Hitch-Hikers et Doctor Who, ainsi que de nouvelles compositions.
La vie de L’Atelier se poursuivit sous la forme de performances live et d’un album inédit sortie en 2017 sous le nom de Burials In Several Earths. Le London Contemporary Orchestra livra un concert en hommage à l'Atelier et aux Pioneers Of Sound lors des Proms à l'Albert Hall en 2018, comprenant entre autres des œuvres d'Oram et de Derbyshire.
Enfin, L’Arts Council England et la BBC lancèrent en 2012 le New Radiophonic Workshop, une initiative en ligne dirigée par le compositeur Matthew Herbert. Son premier projet fut d’utiliser les bandes audio de 25 projets de l’Atelier pour créer ce qu’il décrivait comme « un curieux murmure d’activité. »
À propos de l'auteur : Mark Brend est un auteur et un musicien. Son dernier ouvrage, The Sound Of Tomorrow (Editions Bloomsbury, 2012), explore les débuts de la musique électronique commerciale. Il habite à Devon en Angleterre.
Mark Brend souhaite remercier Mark Ayres pour l’avoir aidé à rédiger cet article.